IV

Une trompette glapit en plein dans les tympans de Cendres. Son casque amortit le vacarme.

Les blocs de pierre écroulés crissaient et dérapaient sous la semelle de ses bottes.

Sa poitrine peina, elle sentit son souffle sec et râpeux dans sa gorge, ses pieds se posèrent sur de la boue durcie, et elle courut, galopant parmi des hommes en armure qu’elle apercevait par saccades à travers la fente de sa visière, tandis que ses jambes gainées d’acier martelaient le sol, forçant ses muscles à la propulser sur la terre gelée, en terrain découvert.

Des corps se pressaient contre elle. Elle aperçut à sa gauche la hampe de sa bannière. Elle trébucha sur le sol inégal. Une pierre ou un os. Elle perdit pied, sentit une main la rattraper sous le bras et la lancer de nouveau vers l’avant, sans temps mort.

Une forme sombre et carrée se souleva contre le ciel devant elle.

Avant qu’elle puisse se demander ce que c’était, un objet passa au-dessus d’elle et s’abattit. Ses bottes dérapèrent sur le bois verglacé avant qu’elle ne distingue une porte. De chaque côté d’elle, des planches et des volets tombaient en claquant sur la boue gelée. Elle eut un bref aperçu d’une tranchée profonde de deux mètres, d’un côté de ce pont improvisé.

C’est leur tranchée ! Leur première défense !

Elle quitta les planches, Anselm et Rickard serrés autour d’elle. Une masse confuse de livrées lui bloqua la vue : des croix rouges, du bleu et jaune. La barre et le ressaut d’un montant d’arc se dressèrent soudain sur sa gauche ; quelqu’un tirait. Et dans le vacarme des trompes d’airain, les hurlements des hommes et le fracas des armures, retentit le tchac ! des cordes d’arc.

Elle percuta comme un boulet de canon le dos de l’homme devant elle, rebondît, accorda un coup d’œil à la bannière et à Rochester, silhouette en armure sur sa gauche, l’escorte trottant avec lui. Autour d’elle, elle ne vit se détacher contre le ciel pâle que des têtes casquées, et là ! l’étendard au Lion…

« Ne le perds pas ! beugla-t-elle. Continue, continue ! »

Elle se prit le pied dans une cheville de tente. Elle vacilla en continuant sa course en avant ; une lame s’abattit sur sa droite, tranchant les câbles détendus par le givre, mais pour s’emmêler dans la corde coupée. Elle libéra l’épée de l’homme d’un coup de pied, sans s’arrêter. Le corps d’un autre homme la percuta, en lui tombant devant les pieds, sur le ventre, ses bras levés au-dessus de sa salade noircie dans la forge, son épée nue tombant entre ses jambes dépourvues d’armure.

Elle se dégagea la jambe, le souleva par l’épaule et le bras, un des hommes de Rochester prenant l’autre côté, et cria : « Continuez ! »

Elle était au milieu d’hommes en train de courir. On ne voyait rien à plus de cinquante centimètres. La trompette glapit quelque part sur sa gauche. La barre de son champ visuel se brouilla. De la toile se déchira sous ses solerets, quelqu’un y planta une guisarme ; Cendres entendit en dessous un couinement brutalement interrompu et abattit son marteau, sans ralentir.

Des tentes en train de s’effondrer se fronçaient sous ses pieds. Elle aperçut le feu qui traversait en une parabole le ciel au-dessus de sa tête. Une torche de poix atterrit parmi les hommes en armure légère à sa droite : ils hurlèrent, crièrent des imprécations ; la torche roula sans effet sur la toile humide et s’enfonça dans la terre battue devant elle.

La foule des hommes se rua en avant vers un mouvement libre à la seconde précise où Cendres songeait : De la terre battue : les allées du camp !

Des fracas d’armures, les hommes qui avancent au pas de course, le souffle court ; deux tombent sur sa droite, un sur sa gauche…

Un guisarmier maigre vêtu d’un jaque s’affala devant elle. Elle trébucha contre lui, tomba face en avant. Il hurla. Quelque chose craqua dans la main de Cendres qui serrait le manche du marteau. Quelqu’un empoigna le collet de son jaque de livrée et la remit sur pied – Anselm ! Une flèche était fichée dans l’aine du guisarmier, qui battait l’air tandis qu’il se roulait au sol, en hurlant, son haut-de-chausses et ses mains trempés de sang.

« On est bien ? » lui beugla Anselm à l’oreille. Il trottait à côté d’elle, son épée nue à la main. « De quel côté… »

L’affolement la saisit : Est-ce qu’on aurait obliqué… ? « Continuez ! »

On entendit quelque part un sifflement, comme de l’eau jetée sur de la graisse chaude, elle n’arriva pas à le localiser. Des cris s’élevèrent par-dessus le vacarme des ordres, des armures et des halètements des hommes. Un essoufflement sourd lui raclait les poumons ; elle avait mal aux jambes ; son souffle chaud et humide renvoyait une odeur d’acier à l’intérieur de son casque.

Un trou s’ouvrit devant elle.

Elle vit un chemin en terre battue, un arc, brisé et solitaire.

Je prends du retard, voilà pourquoi il y a un trou…

Elle s’obligea à courir plus vite. L’intervalle ne se referma pas.

Merde, je n’y arrive pas…

La fente de sa visière vira au noir. Aveuglée, elle continua en trébuchant. Lorsqu’elle frotta sur sa visière, sa main devint humide. De son gant couvert de sang, elle repoussa la salade vers le haut, pour l’incliner. L’odeur lui serra sa gorge. Directement devant elle, des hommes levaient des hampes de vouge et abattaient les lames recourbées. Au-dessus de leurs têtes, se déployait la vaste surface jaune et bleue de l’étendard au Lion, côtoyant l’étendard du duché de Bourgogne.

« Mais allez donc là-bas ! » cria-t-elle. Question commandement, c’est de la merde, tout ça !

Quelqu’un la percuta par-derrière : un des hommes de Rochester, voire Rochester lui-même. Elle trébucha, se reprit : ses talons dérapèrent sur la terre tassée et gelée et partirent vers le côté du chemin, tandis qu’elle voyait le toit d’un baraquement en rondins par-dessus les casques et les panaches…, des plumets de légionnaires ! Toute la masse des hommes, avec elle en son sein, continuait de pousser, de presser vers la droite, en s’écartant de quelque chose à sa gauche…

« … putain de flèches ! »

Un impact sévère lui tourna la tête vers la droite. La douleur irradia son cou tordu. Un fer de lance brilla devant ses yeux. Le marteau de guerre refusait de monter, pris dans quelque chose. Un bras gainé d’acier s’interposa devant elle, et la pointe de lance dérapa sur ce canon pour venir frapper le plastron de Cendres. L’impact lui fit effectuer un demi-tour sur elle-même. Elle tira et libéra son arme. Une femme hurla. Un lancier wisigoth entra dans son champ de vision en trébuchant et s’affala à ses pieds.

Elle frappa vers le bas avec la pointe du manche, en perça le muscle de la cuisse de l’homme ; un chevalier à pied portant la livrée au Lion administra un coup de masse dans le visage découvert du Wisigoth. Des dents ensanglantées et des fragments d’os éclaboussèrent le plastron de Cendres…

La hampe de l’étendard au Lion passant de front cogna durement contre son épaule droite. Un homme en armure vint la télescoper par-derrière ; un lancier wisigoth, à genoux, se raccrochait à la ceinture du soldat. Il lui assena un coup de poignard dans l’entrejambe. Le sang gicla.

Ils ne devraient pas arriver si près de moi…

Toute la masse des gens poussa vers la droite ; elle faillit tomber par-dessus le bord du chemin. Le mât de la bannière se coinça entre son casque et sa pièce haute, dépassant sur l’avant par-dessus son épaule, la pressant vers le bas.

« Conti… continuez… ! »

Au prix d’un grand effort, elle accomplit un tour sur elle-même, se tordant vers la gauche de toutes ses forces. Le mât de la bannière sauta vers le haut par-dessus la pièce haute de son armure d’épaule et tomba.

Thomas Rochester la rattrapa d’une main.

Autour de lui, tous les hommes portaient la livrée blanche wisigothe, et un haubert de maille.

Il ouvrit la bouche, et lui cria quelque chose.

Une épée le frappa en pleine face, cogna le bas de sa salade à hauteur de la mâchoire, dérapant vers le haut en suivant les bords du métal, et son visage disparut dans une gerbe de sang.

Cendres empoigna le manche de son marteau à deux mains, enfonça la pointe du manche sous le bras levé du Wisigoth, traversant les anneaux de maille. Elle sentit la dureté de l’impact se communiquer en retour dans les muscles de son épaule. Le manche se tordit lorsqu’elle tenta de le dégager. Un jet de sang gicla par-dessus ses avant-bras. Des hommes en livrée rouge et bleu se cognèrent contre elle, la repoussant en arrière ; elle faillit se faire arracher le marteau de la main en dépit de tous ses efforts et… Christ Jésus, je suis tournée dans la mauvaise direction, j’ai pivoté sur moi-même, où est la bannière… ?

« Levez-moi cette putain de bannière ! »

Reste visible, n’arrête pas de bouger, reste en vie… !

Derrière elle, des hommes entrèrent en collision avec elle.

Elle poussa une seconde vers l’arrière, mais leur masse l’entraîna en avant. Elle tituba, se redressa et poursuivit son chemin, foulant aux pieds des corps, se tordant la cheville quand son pied glissa entre les cadavres, dans le sang et les humeurs.

Merde ! je n’ai aucune idée de la direction dans laquelle je progresse…

Frappant en arrière avec les pointes acérées de ses cubitières, se dégageant un espace à coups de coude, elle se retourna ; le ciel était noir de flèches. La sueur se glaça sur son visage exposé. Une bannière bleu et jaune à la tête de Lion était en train de se redresser…

« Patronne ! » La voix adolescente, éraillée, de Rickard hurla à côté d’elle, par-dessus le vacarme. Il serrait avec vigueur la hampe de la bannière au Lion azur dans ses poings.

Deux hommes firent irruption à côté d’elle. Des livrées au Lion. Des hommes de Rochester, l’escorte de Cendres. Et encore trois hommes.

« Continuez ! Bordel ! Ne perdez pas votre élan ! »

Elle se poussa vers l’avant, empoigna la hampe au-dessus de la main de Rickard, poussa, mugit : « En avant ! » Elle lâcha la bannière et frappa avec le manche de son marteau à l’horizontale les dos devant elle, ses pieds s’enfonçant dans le sol, poussant de tout son poids. Deux hommes d’armes déboulèrent à côté d’elle.

Devant, par-dessus la masse des casques bourguignons, des casques wisigoths, le reflet d’une aigle de légion, l’étendard au Lion recula soudain et se retourna, dans un remous de la presse.

La pression la fit reculer de trois pas en titubant. Elle entendit des hommes hurler des imprécations, des pieds en armure marteler le sol, piétinant des blessés à terre. Une fine giclée de sang moucheta le gantelet de Cendres, son canon d’avant-bras et sa cubitière. Rickard donna un seul coup d’épée, maladroitement. Elle ne vit pas si cela avait un effet. Des hommes en avant levèrent des hampes de guisarme, les assenèrent vers le bas.

Devant elle, la presse céda.

Elle tira Rickard pour le réorienter, le poussa en avant – Merde, où est passé Robert ? –, chercha Anselm des yeux et retomba en titubant sur la route de terre battue.

Une masse de guisarmiers en livrée bourguignonne – les gars de Loyecte ! – vinrent se rassembler autour elle. Elle baissa la tête. Une flèche ricocha contre la queue de sa salade. Le choc fit partir sa tête en arrière. Trois ou quatre hommes s’affalèrent contre elle. L’un, le casque arraché, avait le visage ruisselant de sang ; un Wisigoth l’agrippait par ses cheveux bruns. Un homme en livrée trempée de rouge planta une miséricorde dans l’aine du Wisigoth, leurs deux corps pressés contre celui de Cendres. Elle frappa avec les plates de son gantelet gauche contre l’œil du Wisigoth, sentit céder l’os de l’orbite. Elle entendit le hurlement de l’homme, malgré le casque et la doublure qui assourdissaient les sons. La pression s’allégea ; Cendres retrouva une assise stable.

Bon Dieu, que ça me manque d’être à cheval ! Je n’y vois rien, ici, bordel !

« Où est passé mon groupe de commandement, bordel de merde ! » Elle ne mettait aucune puissance dans sa voix. « Rickard ! Retrouve l’étendard au Lion. Il faut continuer à bouger : si on reste sur place, on est morts ! »

Ses mains sentirent un vide. Elle poussa son corps vers l’avant au milieu des hommes. Elle ignora deux impacts secs contre sa dossière, forçant avec les bras comme un homme qui nage. Devant, des lames de vouge montaient et descendaient, s’élevaient et retombaient. Et elle poussa en direction du mouvement irrégulier.

« Là-bas ! »

Rickard s’en fut sur son côté gauche, en mugissant. Elle se retrouva avec son épée en main – quand est-ce que je l’ai sortie ? Où est passé mon marteau ? – devant une zone de dix ou douze mètres remplie de dos de combattants, tous en train de pousser en avant ; et devant eux, un étendard chargé d’un Lion azur passant de front.

Elle ouvrit la bouche pour crier : « Ouais, allez-y ! » et une gerbe de feu fit virer sa vision au noir.

La tête qui carillonnait, les bras insensibles, elle griffa ce qu’elle pouvait atteindre de son visage sous l’avant de sa salade inclinée. La fraction de seconde d’éblouissement passa, lui permettant de voir qu’elle se tenait en bordure d’une foule…

Sur la terre devant elle, une jonchée d’hommes étaient courbés ou étendus, les bras jetés en travers du visage. Sur chaque corps, les limites du haut-de-chausses rouge, les cuissardes d’acier brillant ou les chapels de guerre peints s’arrêtaient sur du noir calciné.

Leur corps vomissait de la fumée. Détail pathétique, elle embaumait la viande rôtie. Cendres en eut l’eau à la bouche.

Deux visages cuits, méconnaissables, se dressèrent devant elle en hurlant.

Un nouveau chuintement, de l’eau jetée sur un feu brûlant, magnifié cent fois. Un pied la frappa derrière le genou. Elle tomba de tout son long, et heurta durement la terre. À terre, sans défense ! Elle perdit le contrôle de sa vessie. Paniquée, elle griffa le sol glacé, cherchant à replacer ses pieds sous elle. Quelque chose tomba ou marcha sur sa dossière, et son casque heurta le sol. Quelqu’un hurla son nom.

Du blanc papillota dans le coin de son champ de vision.

Un nazir wisigoth hurlant, la bouche ouverte en grand, avança en rampant devant elle ; il ne la frappa pas, il ne la regardait même pas. Tout son dos calciné était noir et fumant.

Elle tomba à quatre pattes. Un homme l’enjamba. Elle recula, surprise. Six, sept, voire plus : des hommes en haut-de-chausses et jaques, livrée au Lion, chapels de guerre en acier étincelant sous le soleil radieux et froid, tous en train de lever leurs armes.

Par-dessus leur tête, elle vit un ovoïde en pierre blanche, du marbre sculpté en forme de visage. Du bronze brillait sur son dos. Un grondement bas, comme dans un conduit de cheminée. Tout autour d’elle, des corps tombèrent. La chaleur lui rôtit le visage et elle leva les bras, trop tard. Sa peau piquait, ses yeux coulaient. Se relevant en chancelant, elle cligna des paupières pour éclaircir sa vision, vit le golem debout, tenant à deux mains le bec noirci des réservoirs de feu grégeois, qu’il faisait inexorablement tourner…

Deux hommes en livrée au Lion s’inclinèrent très bas. Deux autres balancèrent des armes. Des masses ! vit-elle. De lourds maillets. Et le bras droit et la main gauche de pierre du golem se fracassèrent et se détachèrent de son corps. Le bec tomba à terre. Les deux hommes percutèrent le golem par le côté, une hampe de hallebarde tenue entre eux, contre les genoux de bronze articulé. Elle vit le golem se renverser en arrière, vit quatre hommes assener durement des coups de marteau décisifs. Leur chef beugla : « Un de moins ; avancez, ne vous arrêtez pas ! » La voix de Geraint.

« PATRONNE… »

Des mains la forcèrent à pivoter. C’était un homme en armure, d’une tête plus grand qu’elle. Il portait la livrée au Lion et avait la voix d’Anselm, de Robert Anselm en train de hurler : « De ce côté ! Par ici ! De ce côté ! »

Courir, marteler le sol, ahaner ; s’arrêter de nouveau au plus dru des troupes, des chevaliers à pied et dans le ciel au-dessus et derrière Anselm, l’étendard au Lion… qui ne bougeait pas.

Qui ne bougeait pas.

On est dans la merde, on a perdu, on est enlisés.

Oh, bon Dieu. Il y en a des centaines autour de nous. C’est la fin.

Chaque muscle de son corps se noua. Pendant une seconde, dans le tumulte du combat, elle s’arrêta net, pliée en deux. Ses cuisses la faisaient souffrir. Les articulations de ses épaules lançaient des ondes de douleur. Sous la plate, certaines zones – la clavicule, la hanche, le genou – étaient enflées, couvertes de bleus. Sa tête sonnait. Du sang lui coulait d’un œil, et lorsqu’elle tapota son visage, elle vit que l’annulaire, dans son gantelet droit, était sorti de la sangle et tordu à quatre-vingt-dix degrés par rapport à sa paume. Elle ne sentait pas la fracture. Du sang coulait d’une entaille à l’intérieur de son coude ; une plaque de tassette avait disparu. Sur son côté gauche, le plastron, la cuirasse, la genouillère, la grève portaient tous des éraflures et des creux d’impacts de flèches qu’elle n’avait même pas sentis.

Je regrette de pas avoir pris ma brigandine, pour la mobilité. Je ne peux plus avancer d’un seul mètre dans ce putain de hamois.

Peux plus me battre. Je suis morte.

La voix d’Anselm, amortie par son casque, beugla : « Mais viens donc, ma fille ! »

Elle voulut avancer. Un demi-pas, et elle s’arrêta à nouveau, le tumulte des hommes en train de crier lui martelant les tympans à travers la doublure du casque. Elle sentait ses bras trop lourds pour pouvoir les lever, ses jambes trop lourdes pour les mouvoir.

« Je vais pas courir ! » cria-t-elle.

Les hommes les plus proches d’elle ne se battaient pas. Les cris et les hurlements provenaient de quelques mètres plus loin. Une grande clameur monta : des mots incompréhensibles.

« Putain, mais qu’est-ce que… »

Par-dessus la tête des hommes devant elle, on faisait passer un objet, on le transmettait de main en main en direction de la bannière au Lion passant de front. Il arriva entre les mains de Robert Anselm – qui le brandit vers elle.

Elle le prit par réflexe : c’était une lance wisigothe. Sa main la saisit par la hampe. Déséquilibrée, l’arme bascula et Cendres, sacrant à cause de la douleur, la retint avec son autre main, lâchant son épée qui se mit à pendre au bout de sa lanière. Elle leva les yeux vers le ciel bleu pour voir ce qui avait déséquilibré la lance.

Une tête tranchée.

La barbe lestée de la tête oscilla, tressée de perles d’or.

« Gélimer est mort ! » mugit Robert Anselm. Il tendit le doigt en l’air, l’acier de son bras ensanglanté jusqu’après le coude. « GÉLIMER EST MORT ! »

Un grand cri monta, sur la gauche.

« Il faut arrêter ça ! » cria Cendres. Elle referma son autre main autour de la hampe de la lance. « Nous devons… est-ce qu’ils savent qu’il est mort ?

— La bannière est tombée.

— QUOI ?

— Sa BANNIÈRE. Elle est TOMBÉE !

— Laissez-moi passer. » Elle avança d’un pas encore vers la ligne des guisarmiers, l’ancienne unité de John Price, qui avait été celle de Caracci, se baissant pour esquiver les manches de guisarmes qui donnaient des coups vers l’arrière. « Laissez-moi atteindre l’avant de la ligne, bordel ! Vite ! »

Les dos des hommes s’écartèrent. Elle se fraya un passage à coups d’épaule entre des corps vigoureux, serrant des deux mains la lance au fer alourdi, Robert Anselm et la bannière derrière elle. Elle se sentit poussée dans le deuxième rang des coutiliers, et des hampes de guisarmes descendirent sur ses épaules, les lames dégoulinantes pointées devant elle, masse de crochets et de pointes.

« Gélimer est mort ! » Le volume de sa voix lui déchira la gorge.

L’unité de coutiliers recula, se massa contre elle et leva les armes, mais sans frapper. Au-delà, des fers de lance reflétaient la lumière du soleil. Ceux que brandissait une ligne de Wisigoths, vêtus de mailles et de cottes de plates, rouges, orange et rose vif, le bas du visage couvert par des aventails et des foulards noirs, leurs lances et leurs épées brandies…

Elle eut une seconde pour se demander : Est-ce qu’ils reculent ? et s’aperçut qu’elle voyait déjà de la terre foulée et des cadavres gisant à plat ventre. Elle risqua un coup d’œil, à gauche et à droite, à travers une forêt de vouges et de lances. Un trou de plusieurs mètres… qui continuait à s’agrandir…

Ils ont vu sa bannière tomber…

Elle tendit à deux mains la lance dans le ciel bleu.

La tête tranchée de Gélimer dansait haut par-dessus le chaos des corps, son visage clairement distinct au soleil, sa bouche largement ouverte, sa colonne vertébrale grossièrement sectionnée pendant en une queue d’os rouge et blanc.

« Le roi-calife est mort ! »

Le beuglement vida sa poitrine d’air. Elle vacilla. À côté d’elle qui versait dès larmes, rubiconde et essoufflée, des coutiliers en jaques et chapels de guerre reprirent le cri :

« Le roi-calife est mort ! »

Des flèches continuaient à tomber du ciel, sur sa gauche : des hommes criaient par-dessus l’entrechoc du fer. Autour d’elle grandit un chant qui couvrait tout cela :

« Le roi-calife est mort ! Le roi-calife est mort ! »

Avec des bras flageolants, elle poussa vers le haut la lance et la tête qui y était fichée. Vous devez bien la voir, quand même !

Plus large désormais. C’était indéniable, il allait en s’élargissant : un espace qui séparait les lignes de combat. Une étendue de terre, de toile, de chaudrons renversés, de paillasses ensanglantées et des corps à la tête enfouie entre leurs bras. Et des corps et des têtes séparés. À cinq mètres devant elle, elle vit clairement un nazir, abasourdi, crier quelque chose à son supérieur. Le regard du harif était rivé sur la pique, et la tête de Gélimer.

La déclivité du terrain et le campement piétiné permirent à Cendres de voir, alors que les lanciers reculaient, les casques de centaines d’hommes derrière eux : des lanciers esclaves, des chevaliers wisigoths ayant mis pied à terre, des archers. Des rangées et des rangées d’hommes serrés côte à côte, parmi les tentes et les bâtiments ravagés, les bannières des unités criblant le ciel. L’expérience lui fournit une rapide évaluation : quatre mille cinq cents, cinq mille hommes.

Au loin, un seul boum ! rapide déchira les airs. Un artilleur passant une mèche sur toutes les lumières d’un orgue à feu en même temps : huit canons faisant feu presque instantanément… depuis le rempart de la ville.

J’entends ça ! Ils ont cessé de combattre, ici…

De façon tout aussi instantanée, des cris furent poussés sur sa droite et on entendit la toux grondante du feu grégeois ; une fumée noire monta dans le ciel en roulant sur elle-même.

« Le roi-calife est mort ! » beugla-t-elle à nouveau, se déchirant la gorge à chaque mot, entendant le clairon aigu et haut perché de sa voix résonner par-dessus les têtes des hommes, les bâtiments en flammes, les hurlements de douleur. « GÉLIMER – EST – MORT. Arrêtez de vous battre ! »

Était-ce l’adrénaline ou le manque d’oxygène ? elle tangua en arrière, contre Anselm. Il la saisit par le bras, refermant sa main autour du canon de la jeune femme pour la stabiliser. Elle songea, le temps d’un battement de cœur, qu’on aurait dit que le monde entier retenait son souffle. Il n’y avait aucune raison pour que les troupes wisigothes ne continuent pas leur déferlement sur les moins de treize cents personnes se trouvant face à eux. Aucune raison au monde, se dit-elle, prise de vertige, en regardant avec des yeux injectés de sang le ciel clair, bleu et glacé, et la tête de Gélimer au bout d’une pique.

« Cessez le combat ! » Elle se força à émettre un chuchotement laborieux vers Robert Anselm. « Envoie des messagers… Dis à Morgan de maintenir l’étendard où il est.

— Compris ! »

Des officiers crièrent des ordres derrière elle. Elle continua à faire face, respirant à peine, les yeux douloureux et piquants. Elle ne vit aucune bannière qu’elle connût, certainement pas la Tête de bronze de la Faris, ni aucun signe que la bannière à la herse de Gélimer allait se redresser. C’est alors que, de l’autre côté de l’espace dégagé – dix mètres, maintenant ? – monta une bannière portant un triangle à la sobre géométrie : la montagne stylisée de Sancho Lebrija.

Il suit les ordres.

Va-t-il suivre ceux d’un mort ?

« ROI… EST MORT ! » beugla Cendres. Sa voix dérailla.

Anselm la fit pivoter et tendit le doigt. De nouveaux hommes envahissaient la zone à chaque seconde. Ils vont couvrir tout le terrain derrière nous, entre nous et la ville. La bannière de Lebrija tressauta, prise quelque part dans la masse des troupes. Combien de secondes avant qu’il ne commence à donner des ordres ?

« Là ! » Anselm tendit le bras, le doigt pointé. De nouveaux chevaux avançaient avec précaution sur le sol accidenté, un chef avec un casque doré, des cavaliers portant une autre bannière : une roue dentée. Une roue dentée noire sur un champ blanc.

« C’est la livrée de Léofric ! » dit-elle.

Les deux bannières se rencontrèrent. Des voix d’hommes se hélèrent.

« Messires amirs ! hurla-t-elle. Le calife Gélimer est mort ! »

Pour plus d’emphase, elle secoua la lance qu’elle tenait dans ses mains. Du sang et du liquide rachidien dégoulinèrent sur sa main droite, luisant sur le dos de son gantelet d’acier.

Hors d’haleine, elle avala l’air par grandes goulées. En dépit du froid, elle transpirait sous son armure. Elle posa son regard sur les nouveaux arrivants.

Le cavalier au casque doré, au milieu des hommes en maille et en robes blanches, retira son casque. C’était Léofric.

Ses mèches de cheveux blancs se hérissaient. Il toucha de ses éperons les flancs de sa jument, la poussa à avancer entre les morts et les mourants et s’approcha suffisamment pour qu’elle le voie grimacer en regardant la tête empalée ; elle ne pouvait discerner si cela était dû à la colère ou au soleil qui l’éblouissait.

Un soleil à peine plus haut au-dessus de l’horizon derrière lui. Je doute que quinze minutes se soient écoulées depuis la chute du rempart.

« Léofric ! lui cria-t-elle. Gélimer est mort. Il ne peut plus vous empêcher de détruire les Machines sauvages ! »

Le vent emporta ses mots et la rumeur des blessés, hommes et femmes, qui sanglotaient. Est-ce qu’il m’entend ? Vendant de longues secondes, elle scruta le visage ridé de l’homme – Est-ce qu’il est fou ? Mais l’a-t-il seulement jamais été ? – et il se détourna d’elle pour dire quelque chose sur un ton sec. Un de ses officiers commença à crier des ordres brusques, et les gonfanons oukba avancèrent vers lui, la bannière de Lebrija parmi eux.

« Il le fait. Il prend le commandement. Bordel de Dieu, il est en train de le faire. » Elle trépigna. « Mais il le fait. »

Robert Anselm jura de façon continue, monocorde et ordurière.

À trente mètres de là, sur la gauche de Cendres, l’espace séparant les lignes disparut à nouveau. Elle regarda le long d’un couloir de hampes qui claquaient au-dessus des têtes des hommes : hallebardes et guisarmes ; lances et boucliers brandis, des hommes trop serrés les uns contre les autres pour faire autre chose que de cogner sur les hampes des armes et les casques, de frapper au visage. Un cri concerté des Wisigoths : le gonfanon à la croix de Saint-André recula de dix mètres en dix secondes.

C’est un harif qui agit de sa propre autorité…

« Dites-leur de tenir bon ! » Elle enfonça les talons pour résister à la pression des corps venue de derrière et cria à Léofric : « Arrêtez le combat ! Tout de suite ! »

Les harifi de Lebrija vociférèrent. Une pression soudaine dans son dos la poussa inexorablement. Elle avança d’un pas, titubant au sein des lames de vouges brandies. L’épaule de Robert Anselm grinça contre la sienne. La bannière au Lion dodelina. Beuglant d’une voix grave, Robert Anselm fit résonner un : « Arrêtez ! » dans le camp couvert de givre et parmi les troupes derrière lui.

À vingt mètres en retrait sur la pente, à la droite de Cendres, la toux expirante du feu grégeois rugit.

« Bon Dieu ! Ces choses ne s’arrêtent pas ! »

Léofric tourna la tête. Le seigneur amir se haussa dans ses étriers, regardant par-dessus les têtes des troupes wisigothes. Il se mit à crier, avec vigueur et autorité. Cendres plissa les yeux, clignant ses paupières enflées pour chasser la douleur, entendit de nouveau le long rugissement tousser, et une section en biseau de casques wisigoths se rua contre les coutiliers bourguignons, les hommes basculant et disparaissant, les gonfanons se renversant au bout de leur mât, la langue du feu calcinant momentanément la vision de Cendres jusqu’au noir…

« Et en plus, ils font feu sur leurs propres hommes ! » hurla Anselm. Il y eut une poussée dans les hommes autour d’elle. Cendres se retourna à demi. Un messager portant la livrée à la croix de Saint-André expliqua, essoufflé : « … feu sur tout le monde… » et les officiers entourant Léofric se mirent à courir en appelant, des unités se déplacèrent, et rien, rien… le temps de compter jusqu’à trente.

Rien. Pas de feu grégeois.

Les morts n’ont pas d’amis.

Mais il peut y avoir des hommes qui souhaitent les venger.

Une voix aiguë hurla derrière elle en latin carthaginois. Poussée de l’avant, cette fois-ci bien calée, elle conserva ses deux mains serrées sur la hampe de la lance, la tête tranchée de Gélimer tanguant comme le mât d’un navire. Deux pas en avant, trois : elle fut forcée d’avancer vers la ligne d’infanterie wisigothe en face. La pression diminua. Cendres s’arrêta, fixant les fers de lance, fixant les archers, les arcs recourbés, les flèches placées en hâte contre les cordes des arcs…

Le nazir à cinq mètres devant elle cria : « Attendez ! »

Cendres se pencha en arrière, plaçant sa bouche près du casque de Robert. « Encore des messagers… pour les commandants… tenez bon la place… seulement pour la défense… »

Rickard recula sur le côté droit de Cendres, et elle vit soudain, entre deux guisarmiers, que le sol descendait légèrement dans la direction d’où ils venaient.

Bon Dieu, on est arrivés si loin ?

Je ne me souviens pas d’avoir senti la pente.

Bon Dieu…

Une étroite bande de terre piétinée, de toile, de piquets de tentes inclinés, de poutres brisées, de marmites de cuisine et d’hommes serrant des armes courait le long de la pente jusqu’à Dijon.

S’ils avaient été déployés, au lieu d’être en train de roupiller…

L’air luisait, clair, glacé. Elle aspira la puanteur de la merde et du sang. Au-delà de ses derniers Bourguignons, une grande masse de légionnaires wisigoths emplissait les chemins et les allées du camp, le soleil miroitant sur les rangées immobiles de bords de boucliers et d’épées. Très loin à l’est, le chaos, des cornicènes et des ordres aboyés. Dans le camp au nord, deux légions qu’on appelait tout juste aux armes se déversaient hors des baraquements de terre. Cinq mille soldats frais, rien que dans la III Caralis.

Ils n’ont plus qu’à déferler sur nous…

Devant les murailles de Dijon, l’étendue dénudée de terre était ponctuée d’hommes en livrée jaune ou rouge et bleue ; certains bougeaient encore. Le trou dans la longueur des remparts apparaissait d’un noir complet. Des éclats de métal luisaient dans l’ombre : des faux, des fourches. Les citoyens de Dijon, derrière une masse fracassée de blocs de pierre.

Elle laissa son regard balayer lentement la légère éminence en remontant, cligna des yeux et compta : Je ne vois pas tout le monde ; ça ne peut sûrement pas être tout ce qu’il reste de nous ?

Un remous dans la foule ramena subitement son attention sur les rangs wisigoths qui lui faisaient face. Les archers s’écartèrent. De nouveaux hommes, aux livrées éclatantes, s’avancèrent dans l’espace dégagé. Une voix aiguë, plus loin à l’intérieur du camp, hurla en latin carthaginois et en italien : « Avancez ! À l’attaque !

— Ooh, merde… »

Un cornicène résonna. Plantée sur ses pieds, hors d’haleine, Cendres jeta un coup d’œil d’un côté et de l’autre vers les coutiliers trempés de sueur, vit leurs visages qui exprimaient autant l’écœurement que la terreur, puis un homme laissa échapper un grand rire, sa bajoue entamée exposant par la coupure des dents ensanglantées.

Elle plissa ses paupières gonflées. Devant elle, ce n’était pas des troupes wisigothes, mais des hommes en livrées franques. Des troupes de fantassins armés d’arcs et de vouges. Des cavaliers en armure, serrés de près dans la foule. Et personne ne bougeait, pas un homme parmi eux n’avançait pour franchir la ligne…

La voix carthaginoise qui hurlait des ordres s’interrompit sur un gargouillement d’un comique macabre.

« Regardez-moi ça ! » Une écume de sang jaillit avec les mots du coutilier. « Regardez-moi ça, patronne ! »

La bannière blanche à l’Agnus Dei scintillait, ses broderies d’or rutilant au soleil. Et plus loin sur la ligne, l’épée dégainée d’Onorata Rodiani, et le Navire et le Croissant de lune de Joscelyn Van Mander : les mercenaires francs de Gélimer.

Elle vit un cavalier en armure milanaise tendre le bras vers son porte-bannière : Agnès Dei. Le soleil miroita sur son gantelet qui serrait une hampe striée. Du verbiage en italien traversa les airs, clair et assez distinct pour qu’elle comprenne ce qui se disait.

La pointe dorée surmontant la bannière s’inclina.

La main en armure du cavalier la força vers le bas, la bannière s’inclina, la soie se repliant, elle se renversa, sa pointe touchant la terre ensanglantée, et l’Agneau de Dieu se perdit dans les replis de tissu sur le sol.

Des larmes éblouirent la vision de Cendres. Des cris enroués montèrent autour d’elle. Plus loin, la bannière de la compagnie de Rodiani s’inclina ; et celle de Montforte ; et enfin, enfin, celle, argent et bleu, du Navire et du Croissant de lune, toutes les bannières des mercenaires s’abaissant pour se renverser vers la terre, sous les exclamations rauques, féroces et appréciatives des hommes.

Robert Anselm, tambourinant sur la spallière gauche de Cendres, tendit sa main libre.

« Il les rappelle ! »

Des glapissements criards de cornicènes lançaient leurs instructions depuis le centre du camp et plus loin encore, de l’est, où les canons continuaient à tonner. Cendres se retourna et elle tendit la lance et son fardeau à Rickard.

« Donne-moi la bannière ! »

Leurs mains tâtonnèrent ; le doigt cassé de Cendres, dans son gant trempé de sang, se détacha de la hampe de la lance, et elle empoigna de sa seule main gauche la bannière au Lion passant de front, la brandit au-dessus de sa tête, et lui fit décrire un cercle approximatif et lamentable.

La détonation des canons à l’est décrût et mourut. Au terme d’une longue minute, tous les servants des canons avaient cessé le feu.

Léofric passa à cheval devant les ex-mercenaires de Gélimer, entre les rangées d’infanterie de la maison Léofric, accompagné par la bannière de Lebrija et suivi des gonfanons d’autres ka’idhi. Le seigneur amir Léofric tira sur les rênes de sa jument et se pencha pour parler à l’un de ses commandants.

Le harif Aldéric avança hors de la ligne. « Mon maître dit : Paix entre nous ! Paix entre Carthage et la Bourgogne ! »

Elle prit une respiration douloureuse, et lui cria : « A-t-il… le droit et le pouvoir… de faire cette offre ? »

La voix d’Aldéric résonna, au moins jusqu’aux plus proches unités wisigothes ainsi que jusqu’aux Bourguignons. « L’amir Léofric, suite à la mort au combat de Gélimer, revendique pour lui-même le trône du roi-calife. Il n’y a ici aucun autre amir de haut rang. Cet honneur et ce devoir lui incombent. Vive le roi-calife Léofric ! »

La voix de Robert Anselm explosa à côté de Cendres : « Putain de moi ! »

Les légions wisigothes poussèrent un vivat.

Aldéric lança : « Jund Cendres, il en a le pouvoir. Carthage ratifiera son élection ici. Allez-vous accepter la paix qu’il offre ?

— Oh, putain, oui ! »

Dans l’attente d’un regroupement, une forêt de bannières et d’étendards l’entoure : Thomas Morgan, avec l’étendard bleu et or du Lion azur, La Marche et celui qui porte les armes du duché de Bourgogne ; la tête de Lion azur ; des gonfanons d’unités ; et des hommes en plate ensanglantée et maille déchirée qui lèvent les yeux, non vers les soies, mais vers la hampe de la lance qu’elle appuie sur son épaule, vers la tête tranchée là-haut, visible de tous dans cette zone du champ de bataille. Elle ne ressent rien.

« Va dire à Léofric où nous voulons que cela se tienne. Sur le terrain dégagé, devant la brèche dans le rempart. »

Anselm hocha la tête en acquiescement, fit un signe à deux des hommes de Morgan, et disparut à travers les troupes, en direction de Léofric.

Le puissant vacarme de soulagement qui commence à peine à poindre ne parvient pas à percer l’engourdissement qui l’enveloppe, telle une bulle de verre.

« On a réussi ! » Rickard arracha son casque de sa main libre. Son visage juvénile et rouge était radieux. « On a réussi ! Eh, patronne ! Vous allez me prendre comme écuyer, à présent ? » Des voix masculines graves grondent de satisfaction. Soudain, on dégage un espace, l’adolescent aux cheveux noirs tombe un genou en terre devant elle, serrant toujours le mât à rayures du Lion passant de front.

« Ah, putain ! » fit Cendres. Elle sourit, subitement, et la peau endolorie de son visage la pinça. La chaleur d’un flot d’émotions la traversa. La vision trouble, elle pécha son épée à pommeau en roue au bout de sa lanière, l’empoigna et posa la lame nue sur l’épaule de Rickard. « Si je pouvais te faire chevalier, je le ferais ! Considère que tu as reçu une promotion ! » Des hourras s’élevèrent, en partie inspirés par la joie, en partie par le soulagement, en partie par le sentiment qu’en cette heure, les choses devraient être ainsi, et pas autrement. Des hommes en armure aident l’adolescent à se remettre debout en lui assenant des claques sur les omoplates. L’air froid pique de nouveau le visage de Cendres. Elle ne retire pas son propre casque, pas encore.

« Restez là. » Elle octroya sans cérémonie la lance au sergent de Rochester, Elias, et se fraya à coups de coude un passage à travers la foule, vers l’ouest, jusqu’à ce qu’elle parvienne à voir par-dessus le dernier rang des hommes.

Dans son esprit, la direction est claire : Peu importe sur quel terrain un camp est dressé, le camp est toujours pareil.

Le chef ad hoc des coutiliers de Caracci et de Price se força en hâte un passage à ses côtés pour l’escorter.

« Vitteleschi, ahana-t-il. Commandant de ces gars, si vous en donnez l’ordre, patronne.

— Pour le moment. » Un nouveau sourire s’élargit, qu’elle ne peut retenir. On a réussi, on a réussi ! Ses joues la piquent.

« Vous avez la figure rouge, patronne, lui signala Vitteleschi.

— Ah ouais ?

— Votre peau… » Il passa rapidement un doigt couvert d’un gantelet en travers de ses propres pommettes.

« D’accord… » La sueur en refroidissant lui pique le coin des yeux, brûlant ses paupières enflées.

À présent, elle peut voir au-delà du dernier rang, derrière un bâtiment complexe au toit de terre – le quartier général de Gélimer ? – et jusqu’au pont, derrière.

« Je veux voir ce que Jonvelle… »

Un sang rouge vif recouvrait la glace.

Du sang nappait le gel épais sur la berge. Elle plissa des yeux pour considérer des masses qui gisaient sur la terre piétinée de la rive, projetant des ombres noires de taille humaine.

Sur la glace, des hommes halaient des morts, par le bras ou la jambe, ramassaient des têtes, en laissant des traînées sur la blancheur. Des cadavres éparpillés plus loin en aval étaient hérissés de hampes de flèches.

Elle compta la ligne sur la rive. Vingt-deux.

Parmi les armes abandonnées reposaient des patins à glace en os, négligés.

Mettez-vous en position ; tenez le pont ; empêchez Gélimer de s’enfuir.

Un sergent bourguignon avança d’un pas lourd.

« Où est Jonvelle ? demanda Cendres.

— Mort. » L’homme toussa, et toussa encore. « Mort, damoiselle capitaine. Le capitaine Burghes est mort. Ainsi que le capitaine Romont. »

Des hommes de renom.

Elle tourna la tête, pour voir des hommes gisant sur le côté nord du pont, étendus sur la terre froide dans des positions impossibles, les bras écartés, les jambes croisées l’une sur l’autre.

Des coutiliers, des archers, des hommes seulement vêtus de jaques, de brigandines et de casques. Elle regarda leurs visages qui saignaient par la bouche ; un sang qui avait cessé de couler, désormais. Cinquante ? Soixante ?

Un homme était assis par terre devant les cadavres encore chauds, replié sur son ventre, en train de gémir. Une demi-douzaine de guisarmiers bourguignons retraversèrent le pont pour se diriger vers Cendres, soutenant des hommes et des femmes qui criaient de douleur à chaque pas ; parmi eux se trouvait le porte-bannière de Jonvelle qui tramait encore ses couleurs, le sang gouttant de son bras droit hâtivement pansé, absent au-dessous du coude.

Cendres faillit trébucher sur une main tranchée alors qu’elle reculait d’un pas.

« Vitteleschi.

— Patronne.

— Envoie un messager au seigneur amir Léofric. Dis-lui que nos médecins sont restés en ville. Demande-lui de me dépêcher les siens.

— Mais…

— Sur-le-champ, Vitteleschi. » Elle se retourna vers le sergent bourguignon. « C’est toi qui commandes, ici ? » Et, devant son hochement de tête – Oh, merde, il n’y a plus personne de vivant au-dessus du grade de sergent ? – elle dit : « Je ne veux pas entendre de conneries du style : il y en a qui veulent pas se faire soigner par des toubibs enturbannés, c’est clair ? Fais panser tous ceux qui sont encore en vie, ou fais-les charger sur des civières ; ramène-les en ville dès que vous serez prêts. Va aux hospices de l’abbaye.

— Oui, damoiselle capitaine. »

Il n’y avait aucune émotion dans la voix du sergent. Cendres se tourna vers Vitteleschi. « Allons-y. »

Presque entièrement regroupés autour de leurs étendards d’unité respectifs, à présent, les hommes s’écartèrent pour la laisser à nouveau traverser. Elle avançait entre des hommes en livrée bourguignonne, en livrée au Lion, qui parlaient à voix basse. Par-dessus ce brouhaha, on entendait maintenant les cris et les hurlements des blessés, des hommes gisant dans l’espace entre eux et les rangs des légions wisigothes, en train de ramper ou étendus à plat ventre. Une femme, son casque ôté, vomit, tandis que le sang descendait comme une toile d’araignée sur son front.

Merde, c’est pas Katherine Hammell ? Non, mais c’est une de ses archères…

Les médecins wisigoths et leurs assistants se détachent déjà des rangs de l’armée d’en face. Des voix franques s’élèvent pour protester. Les médecins légionnaires se penchent sur des hommes, en abandonnant certains, réclamant des civières pour d’autres.

Ils ne font aucune différence entre leurs propres hommes et ceux de Cendres.

« Envoyez un messager en ville. Dites aux moines de venir ici, et d’aider à soigner ces hommes. Non, je ne sais pas s’il n’y a aucun risque ! Dites-leur de ramener leur cul ici ! Et faites aussi venir les femmes de Blanche. »

Elle chercha la bannière de La Marche.

« Retour en ville. Par là où nous sommes venus. Rassemblement sur le terrain à l’extérieur des remparts. »

Vitteleschi et ses hommes derrière elle, Rickard portant l’étendard, Elias tenant la lance, Cendres passa devant le Bourguignon. Devant elle, les rangs s’écartaient. Des rangs dégarnis. Elle jeta un coup d’œil en arrière, vit peu d’hommes, très peu. Elle se dit : Merde, j’y crois pas, on n’a pas pu perdre tant de monde ! et se retrouva en train de marcher aux lisières d’une zone noire, les montants des tentes piétinées réduits à des cadres calcinés ; et partout, des hommes en train de se tordre sur la terre brûlée.

« Amenez donc un médecin par ici, bordel ! »

Un des Wisigoths en robes de Léofric passa devant elle à longues enjambées, dans un chuintement de tissu, ses sandales faisant craquer sous elles des piquets et des os brûlés. Le capuchon retomba en arrière, et Cendres vit une doctoresse au visage maigre, qui appelait en latin médical un de ses assistants.

Je la connais.

« Vous. » La voix de la Wisigothe se fit entendre devant Cendres. Celle-ci ouvrit des yeux qu’elle n’avait pas eu conscience de fermer, reconnut le visage, également, et la voix en train de dire : Les portes de sa matrice sont pratiquement détruites.

« Je vais donner à votre esclave un baume pour vos yeux. Sinon, ils vont enfler. Vous avez échappé au pire de la brûlure, mais ne négligez pas…

— Foutez-moi le camp. » Elle écarta la femme de son chemin.

Elle s’arrêta devant une pile d’hommes noirs et calcinés, et une jambe en haut-de-chausses bleu. Le corps reposait avec la tête vers le bas de la déclivité, plus bas que ses pieds. Le revers d’un jaque de livrée jaune et bleu paraissait, préservé de la brûlure. Vitteleschi jeta un ordre bref. Deux coutiliers s’agenouillèrent et retournèrent le cadavre noirci. Au bout d’une seconde, il déclara : « Le capitaine Campin. »

Sous le corps d’Adriaen Campin, son chef de lance ne portait pratiquement aucune brûlure. Les yeux de Willem Verhaecht étaient ouverts dans son visage rubicond et regardaient sans ciller l’éclat du ciel. Quelque chose, très vraisemblablement la main d’un golem, lui avait défoncé le corps à travers sa cuirasse et avait tiré un poumon à l’extérieur, sur le métal déchiqueté. Elle regarda, le temps de respirer dix fois, et la chair rouge et noir ne frémit pas, ne palpita pas.

Prenez des équipes ; éliminez les golems ; éliminez leurs armes à feu grégeois.

« Vérifiez s’il y a encore des survivants, ici. »

Le soleil exposa des larmes, qui ruisselaient sur le visage ridé et crasseux de Vitteleschi.

« Ah, merde, fais-le, c’est tout », dit-elle, d’une voix faible. Et il hocha la tête, pleurant encore, et il se pencha pour écarter des bras et des torses grillés qui cédaient entre ses mains comme des pièces de viande rôties au sortir du four.

L’étendard au Lion et la bannière bourguignonne descendirent lentement la pente à la suite de Cendres, dominant des rangées d’hommes. Suivre la pente, dépasser la deuxième zone où le feu grégeois avait ouvert une brèche, et ici…

Une main attrapa son genou en armure. Elle baissa les yeux vers un gantelet serrant sa genouillère et le visage d’un homme qui n’était plus identifiable que par la livrée à la tête de lion qu’il portait, son visage fracassé étant méconnaissable. Des bulles crevaient dans le sang à l’ancien emplacement de sa bouche. Assis à côté de lui, un guisarmier, visage vitreux et blême, agrippait de sa main gauche le moignon de son poignet droit.

« Médecins ! » gueula Vitteleschi en arrière, par-dessus son épaule. « Faites venir les médecins ici ! »

Les étendards se rapprochèrent. Des hommes commencèrent à avancer en surveillant où ils mettaient les pieds. Sur dix mètres, le sol était jonché de chevaliers à pied portant la livrée de Cendres, certains qui bougeaient, d’autres pas, tous couverts de sang. Elle fit un pas de côté, et son soleret se cogna contre un bras d’homme tranché au niveau du coude.

Une voix faible implora de l’aide ; gardant les yeux sur l’homme ensanglanté et méconnaissable – C’est Tréville, c’est Henri, je reconnais son armure – elle recula, se retourna, vit Ricau, l’arbalétrier de Thomas Rochester, agenouillé par terre, avec Thomas Rochester qui se redressait pour s’asseoir, appuyé contre lui.

« Patronne, dit Ricau. Aidez-moi avec lui, patronne. Je sais pas quoi faire !

— Rickard, fais donc venir ces putains de toubibs…

— Un messager, patronne… Il n’y en a pas encore assez… »

Raide, elle mit un genou en terre, sur une terre gelée à présent délayée en boue par les humeurs et les excréments. Elle tendit la main, et hésita. Vitteleschi s’accroupit à côté d’elle, tenant entre ses doigts un morceau de tissu ensanglanté, une livrée arrachée, et il tendit la main. Ricau la prit, essuya avec précaution l’homme appuyé contre lui, et Rochester hurla. Ce bruit transperça le presque silence du champ de bataille, s’achevant en quelque chose qui évoquait et n’évoquait pas un éternuement, une explosion de sang.

« C’est son œil ! » gémit Ricau.

Il avait retiré la salade de son commandant. Deux trous ovales noirs laissèrent du sang s’échapper sur le visage de Rochester et son gorgerin de maille, puis sur son plastron. De son nez, il ne restait rien, rien qu’un fragment de cartilage. Une éclisse d’os, blanche et brisée, dépassait de la bouillie rouge de son œil droit : un os appartenant à Rochester lui-même, s’aperçut Cendres, l’os de son nez brisé.

Les hommes qui redescendaient lourdement la colline ralentirent, baissèrent les yeux vers Rochester, jetant des regards pleins de lassitude ou de colère, tout en essayant de ne pas respirer la puanteur de merde qui montait de lui.

« Reprends-toi. » Elle s’humecta les lèvres. « Maintiens-le immobile, et fais-le taire. Place le tissu là, absorbe le sang… qu’il puisse respirer. Tom. Tom ? Y a du secours qui arrive. On va te ramener. Ah, putain… » Elle se redressa et se remit debout d’un bond. « … Est-ce que quelqu’un a du vin ? De l’eau ? »

La demande circula parmi la foule, des hommes tâtonnant à leur ceinture… Très peu de gourdes, aucune, semblait-il, où il restât encore quelque chose…

« Par ici ! » Rickard se retourna, cria en agitant la bannière au Lion à l’attention d’hommes en robes blanches qui quittaient les légions amassées pour avancer avec circonspection sur le terrain. « Par ici !

— Merde ! » Elle tourna les talons et continua d’avancer parmi les unités bourguignonnes, entre des tentes démolies, maintenant. Elle entendit une respiration essoufflée. Rickard et la bannière la rattrapèrent. Il dit quelques mots. Elle continua d’avancer. Il y avait un espace vide à côté d’elle, les hommes s’écartaient et contournaient Rickard qui s’était agenouillé. Elle s’arrêta.

Deux corps gisaient ensemble sur le sol, au milieu de la toile tachée d’une tente de baraquement. C’est ici que nous avons effectué la percée vers la route ; c’est ici que les équipes des tentes ont agi.

Un petit corps trapu gisait sous les mains de Rickard. Il le retourna. La tête balla, la nuque aussi molle que celle d’un lapin mort. Quelques mèches de cheveux jaunes dépassaient de la doublure du casque, une salade ouverte sur le visage. Le sang s’était échappé par huit ou neuf trous qui avaient crevé la brigandine.

« Marguerite Schmidt », dit une autre voix, et Cendres leva la tête pour voir Giovanni Petro, et Paolo, l’archer.

Il haussa les épaules devant sa question implicite : « C’est tout ce qu’il reste de nous. »

Le teint aussi blême et cireux que celui des blessés, Rickard se remit debout. La hampe de la bannière penchait mollement en arrière sur son épaule.

« C’est Katherine Hammell », dit-il.

Cendres se préparait à répondre, puis elle comprit qu’il ne parlait pas de Marguerite, mais de l’autre corps, recroquevillé dans la boue en position fœtale. La femme gémit. Une flèche dépassait de sa chemise de maille, sous l’omoplate. Elle avait une épée plantée dans le ventre, et la pointe émergeait au bas de ses reins. Ses gantelets trempés de sang se crispaient sur ses intestins répandus.

« Elle est encore en vie. Faites-lui venir un docteur. » Et, voyant l’expression de Rickard : « Sait-on jamais ?

— Il nous faudrait un miracle ! » se lamenta-t-il.

Cendres faillit laisser échapper un sourire cynique. L’espace d’une seconde, elle aurait pu hurler, ou fondre en larmes. « Ça, on en est incapables… »

Une allure rapide la mena à travers la colonne d’hommes en marche, pour descendre jusqu’au terrain neutre, en direction des tranchées qu’avaient creusées les golems pour ceinturer la ville. Elle avançait d’un pas raide, en silence.

Il y avait moins de cadavres, par ici. Elle continua en trébuchant, regarda un instant de l’autre côté la brèche dans les remparts, vit la bannière de Léofric, celle d’Anselm et celle de Folio et une poignée de civils qui sortaient par le mur écroulé.

« Attention ! » hurla Rickard.

Elle posa le pied sur un objet mou. Elle tituba et recouvra son équilibre. L’homme sous ses pieds hurla et éclata en sanglots. Des flèches à empennage noir se hérissaient sur son corps, assez en vie pour faire du bruit, pensa-t-elle ; et puis : Euen… !

Le brun vigoureux paraissait corpulent dans sa maille et son jaque de livrée. Des taches de sang cachaient le Lion. Elle s’agenouilla, décompta : Une flèche dans le bras, une en plein visage, deux dans la cuisse, et lui dit : « Euen, tiens bon !

— Merde, patronne ! gémit Rickard.

— S’il peut gueuler, c’est qu’il va s’en tirer… » Elle le palpa, l’examina à tâtons et sa main s’immobilisa. Cendres souleva délicatement la livrée et le haubert et retira une main poissée d’un sang chaud et rouge, qui coulait de l’aine ou du ventre, elle ne savait pas exactement. « Amenez-moi quelqu’un tout de suite. »

Rickard détala.

Elle resta à peser de tout son poids contre sa blessure, jusqu’à l’arrivée de médecins wisigoths, supervisa son chargement sur une civière, en hurlant aux hommes de le conduire dans une tente d’hôpital. Elle se leva, les mains trempées, et regarda ce qui restait de ses effectifs passer devant elle en empruntant les ponts improvisés sur les douves.

À présent, les défenses étaient de nouveau assurées : des soldats wisigoths en cottes de plate et en casque, qui la regardaient par-dessus leurs aventails de maille. Des voix douces, à l’accent reconnaissable, montèrent dans l’air immobile, et un nazir aboya un ordre. Elle perçut combien d’arcs on levait subrepticement, combien d’entre eux échangeaient des coups d’œil en se disant : Assez près, on pourrait la tuer, cette salope.

Elle tendit une main vers le sergent de Rochester, Élias, et lui reprit la lance lourdement lestée. Une porte en chêne branlante et deux volets de fenêtres gémirent sous son poids tandis qu’elle franchissait le fossé. Rickard la suivit en trébuchant.

Ouais, on a réussi à franchir les tranchées du siège.

Sortir des remparts, jeter un pont sur les douves, aplatir les tentes, trouver les routes pour traverser. Et ils avaient dû localiser Gélimer grâce à sa bannière. Je savais qu’il était obligé de la brandir, pour commander. Je savais qu’il craquerait et qu’il s’enfuirait. Et Jonvelle l’a arrêté sur le pont. Un coutilier ou un chevalier à pied l’a tué. Je savais qu’ils le feraient.

Je le savais.

La voix du Lion ? Pour quoi faire ?

Elle jeta un regard en arrière, voyant de nouveaux visages wisigoths dans les tranchées. La bannière au Lion au-dessus d’elle, elle se sentait le point de mire de leur attention, comme un acteur sur un charroi de spectacle, exposé à des milliers de regards.

Des hommes et des femmes continuaient à quitter le champ de bataille en boitant à sa suite, recomposant dans le silence leurs lignes de rassemblement, bien qu’il ne s’agisse point de lignes, mais d’un petit groupe d’hommes ici, d’un autre là, rien qui constituât un rang ; et en comptant d’un coup d’œil, elle n’arriva pas à dépasser un total de cinq cents hommes, choqués comme s’il s’agissait d’une défaite, et non d’une victoire ahurissante, inespérée.

Derrière ceux qui peuvent marcher viennent ceux qui ont besoin d’aide pour avancer : Pieter Tyrrell avec son bras passé par-dessus l’épaule de Jan-Jacob Clovet, Saint-Seigne, assis sur des hampes de hallebardes croisées et portées par deux chevaliers à pied ; un archer dont les yeux sont un masque de sang, et qu’on guide. Deux autres hommes aveuglés derrière elle. Un guisarmier, du sang chuintant dans sa botte à chaque pas, une main qui n’a plus de doigts. Une colonne cahotante de blessés, la plupart portant encore sur l’épaule leurs armes prêtes à tirer, qui avancent vers elle, si bien qu’elle les voit comme une masse apparemment immobile, avec des lames salies qui dansent doucement de haut en bas au-dessus de leurs têtes.

Et ensuite viennent les hommes à plat ventre sur des civières, ou des poids morts, tenus et halés par les poignets et les chevilles. Des gens couchés sans bouger et qui se vident de leur sang. Des gens qui crient, qui poussent des hurlements horrifiés, paniqués, lamentables. Quinze, vingt, quarante ; plus de cinquante ; plus de cent. Moines et médecins wisigoths trottent entre eux, établissant de rapides diagnostics, pour repartir vers ceux qu’ils peuvent aider.

Le sol retransmit le martèlement des sabots d’un cheval. Un archer wisigoth sur un barbe bai tourna à quelques mètres devant elle. « Monseigneur Léofric a tout préparé pour vous. »

Dans la voix de l’homme, il n’y avait pas seulement du respect, mais de la crainte.

« Dis-lui… que j’y vais. »

Elle demeura immobile assez longtemps pour que les sergents lui amènent le décompte. Olivier de La Marche vint se placer près d’elle sur la terre gelée. Derrière lui, son grand étendard rouge et bleu et quelques centeniers : Lacombe et trois autres. Saint-Seigne. Carency. Marie. Tout ce qu’il reste ?

« Damoiselle capitaine ? » La Marche semblait hagard.

« Trois cent douze Bourguignons tués. Deux cent quatre-vingt-sept blessés. Il y a… »

Rickard, Vitteleschi et Giovanni Petro la regardèrent.

« Il y en a chez nous quatre-vingt-douze qui n’ont été ni tués ni blessés. Cent huit morts.

— Merde », souffla le capitaine italien des archers. Rickard éclata en sanglots.

« Et une centaine de blessés supplémentaires : les deux tiers environ sont capables de marcher. Le Lion s’en sort avec moins de deux cents hommes, et cela, seulement si nous avons de la chance. »

Le souffle vif du vent était glacé. Maladroitement, elle ouvrit la boucle des plates de doigts de son gantelet droit, empoigna le gant trempé qui le contenait, tira sur son annulaire cassé pour le remettre en place et serra de nouveau la sangle par-dessus, pour le maintenir.

« Allons-y », dit-elle.

La dispersion des ténèbres
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